"Combat le diable avec cette chose que l'on appelle l'amour"(Bob Marley)
📌 L'amant russe — L'amour comme acte de résistance ?
√ Une rencontre clandestine sous le vernis soviétique
Publié en 2002 chez Mercure de France, "L'Amant russe" de Gilles Leroy est un récit que je n'ai pas refermé sans un certain trouble. Pas un grand choc, pas une émotion débordante, mais cette sensation rare d'avoir traversé une histoire à la fois simple et dense, qui continue d'habiter longtemps après la dernière page.
Un jeune Français, seize ans, part en URSS dans le cadre d'un voyage militant, dans cette Leningrad de l'époque soviétique où les façades sont monumentales, mais les regards souvent fuyants.
Ce qui devait être une immersion politique devient rapidement autre chose : une traversée de soi, une première secousse du désir, un ébranlement discret, mais décisif.
√ Volodia, l'homme-fantôme : silence, désir et retenue
Là-bas, il rencontre Volodia. Un Russe plus âgé (27 ans), technicien ou ingénieur, c'est difficile à cerner, silencieux, presque fuyant. il incarne ce que le narrateur découvre à peine : la peur, la retenue, le poids d'un régime qui ne pardonne ni l'écart ni la vérité.
📌 Ce roman aurait pu s'écrire autrement. Il aurait pu tomber dans la facilité du récit d'initiation sensuel ou des clichés sur l'homosexualité interdite en pays totalitaire. Il ne le fait jamais.
Et c'est là que réside toute sa force. Gilles Leroy choisit la pudeur. Il choisit les silences, les gestes interrompus, les pensées retenues. L'amour n'y est jamais crié, encore moins revendiqué. Il se devine, il se sent parfois, il se tait. Il y a dans ce texte une manière très fine d'aborder le corps et le désir sans jamais en dire trop. Les mots employés sont toujours du côté de l'évocation, jamais de la crudité.
√ Une prose fine et musicale : l'art du demi-ton
Ce qui m'a particulièrement retenu, c'est cette langue — très travaillée, mais sans effet de manche. Une prose tendue, presque poétique, où chaque phrase semble porter un poids affectif, une tension invisible.
⤷ C'est un chant discret, une musique en sourdine. Une lecture exigeante, sans doute. Il faut de temps en temps relire certains passages pour en capter la finesse. Mais ce n'est jamais une lourdeur. C'est un rythme à accepter, à suivre.
📌 Un roman à apprivoiser, comme Volodia lui-même : il ne se livre pas d'un coup. Il faut attendre, rester, regarder.
Les personnages secondaires sont là, mais toujours en marge. Tatiana, Irina, François… Ils dessinent le décor, soulignent les lignes de tension, mais c'est entre le narrateur et Volodia que se joue l'essentiel. Une relation étrange, hésitante, jamais clarifiée. Ont-ils été amants ? Peut-être. Mais ce n'est pas la question. Ce qui compte, c'est ce qui circule entre eux : cette attente, cette retenue, ce presque.
√ L'amour comme fragment politique
Volodia, c'est l'homme qui se fait attendre, qui se dérobe, probablement par peur, sûrement par fidélité à un silence qu'on lui a appris dès l'enfance. Il n'est pas là pour combler un désir : il en révèle l'absence, le manque, la fragilité. Et c'est en cela qu'il reste inoubliable. Pas pour ce qu'il fait. Pour ce qu'il ne peut pas faire.
Il y a aussi dans ce roman quelque chose de plus vaste : un regard politique, mais discret, sur l'URSS. La remarque sur le livre de Sartre interdit, la surveillance omniprésente, les gestes étouffés… Tout cela est suggéré, jamais démontré. L'amour y devient quasiment un acte de résistance, une manière d'exister envers et contre tout.
Ce n'est pas un pamphlet, ni une dénonciation. C'est plus subtil : c'est le portrait d'un monde dans lequel l'intime est menacé, où l'on apprend très jeune à cacher ce que l'on est. Et dans ce cadre, l'histoire racontée prend une ampleur singulière. On comprend peu à peu que l'interdit ne vient pas seulement du régime : il vient aussi de la honte, de l'habitude du silence, de l'impossibilité d'habiter son propre corps.
√ Une fin suspendue, comme un dernier regard
La fin, d'ailleurs, est à l'image du reste. Rien n'est tranché. le narrateur quitte la Russie, Volodia reste. Il y a un train, un quai, un moment suspendu. On ne sait pas ce qui les attend, ni ce qu'ils se sont réellement dit. Mais il reste quelque chose de cet été-là. Une fracture douce, une mémoire physique. Et peut-être une forme d'amour — mais sans nom, sans statut, sans avenir assigné.
📌 Je recommande vivement ce livre splendide, à mon sens bien supérieur à Alabama Song — du même auteur — pourtant couronné par le prix Goncourt en 2007.
📖 Chronique rédigée par Michel Blaise – © lecteur impertinent
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